YOUKI

Cela se passait dans les années 80, les tristes années 80, les années Mitterrand qui ont initié la désidentification de la France à marche forcée. En ce temps-là, deux jeunes américains venaient d'inventer un moyen génial de se déplacer sur l'eau, tout simple, très fin, très beau, très élégant : la planche à voile. Le petit lac près de chez moi se couvrait tous les jours un peu plus de ces papillons multicolores que le vent égayait au loin dans toutes les directions ou ramenait vers moi dans des gerbes d'écumes et d’impressionnants claquements de voiles.

Chaque jour de beau temps je ne manquais pas d'aller faire un tour au bord du lac avec mon petit chien Youki, un adorable Loulou de Poméranie, blanc, qui ne me quittait jamais. J'allais aux toilettes, il se couchait devant la porte. J'allais bricoler au garage, il se couchait près de moi, surveillant du coin de l'œil la boîte à outils. Je montais au grenier, il attendait au bas de l'échelle. J'enfourchais mon vélo et le voilà qui courait à côté de moi. J'enlevais la mousse du toit, il ne cessait de faire le tour de la maison le nez en l'air. Quand nous étions en randonnée en montagne et si je grimpais une falaise pas trop dure pour moi mais très dangereuse pour lui, il me suivait coûte que coûte.

Il ne supportait pas d'être éloigné de moi... pas parce qu'il ne se sentait plus protégé... non... bien au contraire... mais parce qu'il ne pouvait plus me protéger. Cette protection que je lui prodiguais sans arrêt, il tenait absolument à me la rendre. Il était d'une incroyable honnêteté et d'une incroyable noblesse, comme presque tous les chiens bien sûr, mais Youki c'était Youki, c'était le mien.

Donc nous nous promenions souvent tous les deux au bord du lac et il m'arrivait de temps à autres de piquer une tête dans ses eaux fraîches. Mon chien se montrait alors insupportable. Impossible de m'éloigner de plus de 10 mètres du bord sans qu'il se mette à aboyer. Je décidais donc de le faire nager à côté de moi. Impossible, mon chien ne savait pas nager. Le vétérinaire me fournit l'explication : les animaux nagent naturellement parce qu'ils marchent dans l'eau. C'est tout simple. Pour eux la marche se fait en position horizontale, donc dans la position qui offre le plus de flottabilité. Le mouvement des pattes fait le reste.

Pour l'homme c'est différent. Il va se mettre d'emblée en position verticale et va essayer de grimper ce qui va le faire couler sans cesse et boire la tasse jusqu'à se noyer. Nager, c'est tout simplement apprendre à bouger sur l'eau en position horizontale. Ce que font tous les animaux automatiquement... mais ce que ne faisait pas Youki. Youki était un ces petits chiens qui marchait facilement sur les pattes de derrière pour faire le beau, tout sourire, en fouettant l'air de sa queue. Une fois dans l'eau profonde, allez savoir pourquoi... il se redressait sur ses pattes arrières et griffait l'eau de ses pattes avant. Il coulait bien sûr. A chaque fois il se noyait. Je ne suis jamais parvenu à le faire mettre en position horizontale pour qu'il puisse nager. Évidemment, il avait une peur bleue de l'eau. Eh bien figurez-vous qu'il faisait de la planche à voile avec moi. Parfaitement ! Incroyable non ! Et pourtant c'est la pure et simple vérité.

Il faut dire qu'à force de voir ces planches glisser, silencieuses et majestueuses sous mes yeux, je m'en suis acheté une. J'ai regardé faire les autres un bon moment et me suis fait expliquer, ici et là. Tout le monde employait des termes marins très compliqués auxquels je ne comprenais rien. En fait j'ai appris tout seul, sans termes tarabiscotés. Au bout d'une quinzaine d'après-midi à grimper sur le flotteur, à saisir la voile et à tomber... j'avais compris. Ça ne s'explique pas. C'est comme la bicyclette : il faut monter dessus et pédaler. Là c'est pareil, et quand on sait, on trouve cela extrêmement facile, on penche la voile en avant et on tourne d'un côté, on penche la voile en arrière et on tourne de l'autre. En fait on est suspendu au vent par le wishbone. Si le vent forcit on « ouvre » la voile devant soi pour que le vent ait moins de prise sur elle. Si le vent faiblit on la tire vers soi pour que le vent ait plus de prise sur elle. Ainsi en « ouvrant » ou en «fermant » la voile on reste suspendu en permanence au vent. Le reste est une question de pratique, C'est excellent pour la musculature et l'équilibre.

Au bout d'un certain temps donc, je m'attaquais à un lac plus grand. Le lac de Biscarosse en dessous de Bordeaux, un lac d’eau douce : 15 km de long, 8 km de large. Le rêve... adieu monde cruel... et je quittais la plage avec ses adolescents bruyants courant dans tous les sens avec ou sans ballon pour attirer le regard des filles, ses transistors braillards, ses enfants pleurnichards et ses pères fouettards pleins de colère et de menace. Au bout d'un moment... plus rien... le silence... le bruit du vent... le clapot du flotteur fendant les vagues... les gens tout petits-petits là-bas, comme des fourmis... la paix... la liberté. Malheureusement quand je revenais j'apprenais que Youki n'avait pas cessé d'aboyer le nez au large. Visiblement, il ne supportait pas de ne pas être avec moi.

Un jour, je fixais un morceau de moquette à grosses boucles à l'arrière du flotteur, emmenais la planche dans des eaux peu profondes et invitais mon chien à monter: il avance à petits pas, tout tremblant, flaire la moquette et hop saute dessus... et nous voilà partis à fond vers des horizons plus calmes. Depuis ce jour, Youki partagea toutes mes balades en planche à voile. Inutile de dire le nombre de fois où je l'ai repêché et remis sur le flotteur. Il buvait chaque fois d'énormes tasses mais ça ne lui faisait rien... il était avec moi.

Un jour, je ne l'ai pas emmené. Je suis allé faire de la planche à Biscarosse-Plage, sur l'océan, à 5 km du lac. C'était assez dangereux pour moi et trop dangereux pour lui. Je le laissais donc au bord de l'eau à la garde de ma femme et de mon fils. Au bout d'une heure, épuisé, j'accostais beaucoup plus loin, me reposais un moment et rejoignais la caravane au camping, à petits pas, chargé comme un mulet, m'arrêtant tous les 20 m. Ma femme et mon fils n'était pas encore rentrés. Il commençait à se faire tard. Je préparais la table et sortait quelques bricoles du réfrigérateur.
Les voilà qui arrivent.
« Et Youki ? »
« Je croyais qu'il était avec vous ! »
« Nous croyions qu'il était avec toi ! »

Aussitôt je partais en courant vers la plage, me frayant difficilement un passage à travers le flot des plagistes qui rentraient, parasols et serviettes sous le bras, flanqués d’enfants trottinant à petits pas. La plage était déserte. Le jour déclinait. Le soleil, rouge, s’enfonçait doucement dans la mer dans un crépitement de reflets. Au bord de l'eau... une petite boule blanche... c'était mon chien qui avançait et reculait au gré du ressac, menaçant chaque vague et aboyant à tue-tête le nez pointé vers l'horizon. Il m’appelait pour que je revienne. Je m'approchais doucement et m'accroupissais près de lui. Il me regarda, étonné, puis se mit à lécher les deux grosses larmes qui roulaient sur mes joues.

Aujourd’hui il est mort. 17 ans c’est beaucoup pour un petit chien. Mais il m’a appris une chose : Quand on aime, quand on aime vraiment et qu’on aboie sans cesse, contre vents et marées… l’être cher, disparu, soudain réapparaît. Alors j’aboie, j’aboie, fidèle, espérant que ma France perdue, si belle, me revienne.

Et elle me reviendra, je le sais !

Ethnophile, salopard ! Tu me replonges 50 ans en arrière.

  Mon loulou de Poméranie nommé " Panache "  m'attendait souvent à la sortie de l'école assis sur son train-arrière.

  Je me souviens d'un jour de printemps, j'étais en CE1 ou CE2, alors que le portail de l'école et la porte de  la classe étaient restés ouverts, ce qui n'était pas rare dans le village de mon enfance, mon chien est venu sous mon bureau d'écolier à mes pieds.

  Mon instituteur m'a demandé de le faire sortir et de refermer le portail. J'ai ressenti sur l'instant, (bien que mon instituteur était un type super)  comme une punition pour moi et surtout pour l'innocente et fidèle bête),  mais environ un quart d'heure plus tard, l'heure de la sortie, mon chien fidèle était encore là à m'attendre, ce sentiment d'injustice a été vite effacé par ces rapides retrouvailles.

Incroyable l'intelligence des chiens, jyl. Incroyable !
Ils ont toutes les qualités que les hommes n'ont pas: amour, sincérité, abnégation, fidélité.

De temps en temps quand j'ai le blues, je me rapelle des moments privilégiés comme celui-là, et je verse une larme... ça destresse... c'est fait pour ça, les larmes... et puis ça me réconcilie avec cette vie et ce monde... tout n'est pas aussi moche que nos politiciens.